[…] Raymond Oliver avait tracé un sillon très personnel de ce que peut être la relation du chef étoilé aux autres. On l'a vu à la télévision [où il animait Art et magie de la cuisine avec Catherine Langeais]. On le sait désormais grâce à Recettes pour un ami, qui raconte sa jolie amitié avec Jean Cocteau (1889-1963). Ce bel ouvrage a été publié une première fois en 1964 à 800 exemplaires par la galerie Jean Giraudoux. Il a fallu toute la pugnacité de Sabine Bucquet-Grenet, la fondatrice des Editions de l'Epure, pour le republier. "Je suis tombée en admiration lors d'une vente aux enchères à Périgueux en 2008, mais il était trop cher pour moi. Un jour, Marie Oliver, la dernière épouse de Raymond, m'a offert le sien. J'en ai pleuré. Je n'avais en tête que de le rééditer." Pour la couverture, Sabine Bucquet-Grenet a choisi une toile italienne dont le rouge correspond exactement aux dessins de Jean Cocteau. Elle a reproduit l'identité graphique de l'édition originale en hommage à son auteur, Henri Jonquières, éditeur et typographe.
Un livre, un poète, un cuisinier, soit 30 dessins originaux et près de 60 recettes écrites comme autant d'hommages de la part de Raymond Oliver à son ami Jean Cocteau. C'est le genre d'attelage d'autant plus précieux que les êtres du boire et du manger sont plutôt taiseux sur leurs fréquentations et davantage encore sur ce qui pourrait apparaître comme de l'érudition. Souvent, ils fuient la lumière s'accrochant, comme à un abat-jour, au vieil adage "la culture, c'est comme la confiture : moins on en a, plus on l'étale." […]
Raymond Oliver s'installe aux fourneaux [du Grand Véfour] en 1948 et se lie d'amitié avec Jean Cocteau qui est un habitué de la maison, tout comme Colette et l'écrivain, Emmanuel Berl qui, dans l'introduction de Recettes pour un ami, raconte comment Raymond Oliver ressuscita le Grand Véfour : "Le restaurant restait encore vide, plus qu'à demi, mais, allant, venant, descendant à sa cuisine, en remontant, Raymond suffisait à le peupler, gros insecte, rasé et barbu, mais toujours faisant son miel et attiré par la littérature comme une phalène par une lampe." Puis, dit-il, "la magie de Cocteau opéra. Les clients affluèrent, les céramiques qu'il avait peintes scintillèrent dans la vitrine poussiéreuse, Raymond Oliver devint célèbre."
Extrême simplicité. Le Grand Véfour, c'est un peu la cantine de ce trio qui refait le monde et surtout les recettes avec Raymond Oliver. Bien qu'il s'en défende, Jean Cocteau apparaît comme un vrai gastronome, ami du grand chef Fernand Point. Dans la préface du livre, il écrit : "Je ne suis ni gourmand ni goinfre. Et je me demande ce qui pousse Raymond Oliver à mettre la cuisine, sur la liste, déjà trop vaste, de mes préoccupations. Sans doute sait-il que tout métier m'intrigue et me passionne, et que l'équilibre entre la technique et l'élan mystérieux qui nous pousse à entreprendre une besogne, me semble digne d'intérêt, à quelque branche de l'art qu'il appartienne." Avec Raymond Oliver, il débat de la taille de la sole frite au beurre noisette, de la vichyssoise que Jean Cocteau préfère re liquide et garnie de ciboulette alors que "les Français en général l'aiment onctueuse et préfèrent le cerfeuil", affirme le chef qui régale son ami de coquilles Saint-Jacques cuisinées à four vif, sans rien, ni sel, ni poivre, ni huile, ni beurre.
Les recettes les plus sophistiquées côtoient l'extrême simplicité dont le chef du Grand Véfour rappelle l'exigence aux fourneaux : "Quand on approche la perfection, tout se complique", écrit-il à propos des oeufs sur le plat. "Il respectait beaucoup la tradition, confie à Libération Marie Oliver. Quand son directeur de salle faisait parfois la tête parce que Jean Cocteau et Emmanuel Berl ne payaient pas au Grand Véfour, mon mari lui disait "Tout ce que j'apprends d'eux vaut de l'or." Raymond n'avait pas le baccalauréat, il était entré en apprentissage à 14 ans. Il parlait de Jean Cocteau avec beaucoup de respect, jamais de familiarité." Pour son ami, le chef invente et ruse pour lui permettre de déguster ce qui lui était défendu. "Seulement, il était entouré d'amis attentifs qui cherchaient à le protéger contre lui-même et c'est pourquoi il y avait parfois tricherie. C'est le cas du pintadeau. Jean Cocteau aimait beaucoup le boudin noir cuit à la lyonnaise, c'est-à-dire avec force oignons tombés au beurre. On ne peut donner ce plat en exemple en fait de régime "anticholestérol". Mais, explique Raymond Oliver, mon idée n'était pas de priver Jean Cocteau de boudin, c'est pourquoi il est présent mais minuscule."
On en pince aussi pour le "homard grillé Orphée", "une recette au feu d'enfer" inspirée par le tournage du film éponyme de Cocteau (1950) où le personnel du Grand Véfour est mis à contribution. Parfois, un dessert naît d'une discussion comme "la coupe Al Brown" (fruits rouges et vinaigre), du nom d'un boxeur star des années folles et mort dans la misère en 1950. "On pourrait ainsi refaire la route enchantée en la jalonnant de noms et de recettes", écrit joliment le chef. Au-delà de tout ce que ce livre donne à lire sur l'art et le savoir d'un grand cuisinier, on est impressionné par la qualité de l'écriture de Raymond Oliver tout à la fois lumineuse, minutieuse et nourrie d'une culture encyclopédique sur la gastronomie. […]
Jacky Durand. "Grand Véfour : les recettes concoctées pour Cocteau",
Libération. 24 novembre 2017