C’est un livre que l’on a refermé avec une certitude (elles sont si rares) : la vigne peut survivre à tout. A la connerie, aux fâcheux, à la grande faucheuse, celle du crabe, celle aussi des faiseurs de mort avec kalachnikovs. Et que, aussi, le vin est la plus belle des laques quand il s’agit de lustrer les souvenirs, de carminer un éclat de rire, de vernisser un sentiment.
Il était une fois un livre qui dit cela, et bien plus encore, tels ces gorgeons qui autant d’émotions gigognes quand on les sirote comme un dimanche de baisouillage sans fin.
Grand Cru déclassé est un bouquin à décanter dans le chais de la mémoire et de la connaissance, car il tient tout à la fois de la leçon de choses et de la franche déconnade. Il a été commis par
Gérard Descrambe, vignerons à Saint-Emilion, compagnon de godets et d’amitiés de
Hara-Kiriet de
Charlie Hebdoqui ont adoubé et dépucelé ses quilles, depuis plus de trente-cinq ans, en regardant sous leurs robes et en les drapant de leurs plus belles étiquettes croquées par Reiser, Tignous, Willem (dessinateur satirique pour Libération), Charb, Cavanna…Une flopée de dessinateurs que l’on retrouve dans le récit au long cours de Gérard Descrambe, composé d’épopées vigneronnes sur ses millésimes et d’équipées bachiques lors de ses livraison à
Hara-Kiriet à
Charlie Hebdo. Le tout ouillé par un griot chroniqueur journaliste du vin, Dominique Hutin, qui, ici, nous régale de ses petites rincettes éclairantes sur l’histoire du vin, son langage, son évolution.
Bébête. Aujourd’hui, les étiquettes gouaillent sur les boutanches de vins nature, mais imaginez le rififi d’une étiquette croquée, il y a plus de quarante ans, par le dessinateur de
Gros Dégueulassedans le pré carré des étiquettes "tradi" où trônent les châteaux. "
Je soupçonne que le pétard ne va pas plaire à tout le monde dans la profession et le milieu du vin. On ne rigole pas avec le pinard ! Mais bon, l’esprit est là, et il finira bien par rentrer dans les mœurs.", écrit Gérard Descrambe.
Dans
Grand Cru déclassé, le récit de chaque millésime (47) alterne avec l’histoire d’une étiquette originale et de son dessinateur. C’est la romance du vin sur l’air des
Copains d’abord. Voici 1977, millésime d’
annus horribilis (gelée, tempête), 12 hectolitres à l’hectare, une misère. Cavanna se colle à l’étiquette. A l’époque, il n’était pas encore "
très civilisé par rapport à la gastronomie", raconte Gérard Descrambe. Cavanna grignote sur les marches de l’entrée du journal, avec Dany, le jeune clodo de la rue des Trois-Portes. Au menu : un bout de sandwich et du jaja, genre rouquin en bouteille plastique.
En 1986, la vendange est chaude et abondante, mais une petite bébête fait des siennes : la citadelle verte. Charlie Schlingo fait trinquer un petit bonhomme ébouriffé sur l’étiquette. C’est un habitué des couscous rue de Bièvre, où Gérard Descrambe débouche ses flacons que Charlie Schlingo partage avec…sa chienne qui est parfois aussi pompette que son maître. "
Le dilemme -- ou le chantier suivant, au choix – consistait à convaincre un taxi de charger le couple pour le ramener à la maison : embarquer un mec bourré, c’est pas gagner, mais un mec et un chien avinés, là c’est carrément un exploit. La cellule de crise y parvenait régulièrement."
Charb, Tignous, Wolinski, Cabu et les huit autres victimes de l’attentat islamiste de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, ne boiront plus les Descrambe. Les survivants trinquent à leur mémoire. Sans modération. Comme écrit magnifiquement Dominique Hutin : "
On s’en fout, ce que l’on perd en espérance de vie, on le gagne en éternité."
Jacky Durand - Libération, n°11666, le 1er et 2 décembre 2018